Entretien avec Vilma Pitrinaitė
Propos recueillis par Wilson Le Personnic, septembre 2024
When you’re alone in your forest always remember you’re not alone est présenté à l’Atelier de Paris / CDCN le 17 et 18 septembre à 19h30.
When you’re alone in your forest always remember you’re not alone est le deuxième volet de RBL, une recherche au long cours. Peux-tu revenir sur l’histoire et les enjeux de cette recherche ?
Vilma Pitrinaitė : Cette recherche est née durant la pandémie et résulte d’un besoin de me connecter aux autres, de partager des pratiques, etc. Durant cette période, je me suis intéressée au rap et j’ai commencé à intégrer la parole à des pratiques physiques. C’était pour moi une manière de trouver d’autres forces pour faire émerger le geste. Je ne voulais pas « imiter » le rap mais appliquer ses règles à des pratiques chorégraphiques, notamment à l’écriture instantanée ou automatique. Dans le rap, la syntaxe et l’ordre sujet-verbe-objet sont très souvent désorganisés. J’ai essayé de transposer cette dynamique à l’écriture du geste. Durant les premières expérimentations, j’ai découvert l’extrême corporalité des mots : ils ont des formes, des vitesses, ils claquent, ils mordent, ils te prennent aux tripes. Cette sémantique si spécifique au rap, les allers-retours entre le concret et l’abstrait, le sensible et l’absurde, était un terrain de jeu très stimulant. Une première performance, Ce n’est pas ton rêve, a été créée durant la période des confinements successifs. Dans ce solo, je proposais des interprétations inattendues de la figure de rebelle et j’essayais de générer et partager l’énergie positive et créative présente dans le fait de ne pas être d’accord, de ne pas se soumettre, de s’accorder le besoin de questionner les formes de vie et les règles, d’expérimenter avec ces règles et de les transcender.
Peux-tu retracer la genèse et l’histoire de When you’re alone in your forest always remember you’re not alone ? Quel a été le moteur, au départ, de cette recherche ?
VP : C’était pour moi impossible de continuer à travailler sur la figure de rebelle sans prendre en compte la réalité́ de la guerre en Ukraine. J’avais imaginé le premier solo comme le volet « clair » d’un diptyque et compte tenu de la situation actuelle, il me semblait nécessaire et urgent de créer rapidement le volet « sombre ». Ce nouveau solo explore le corps en résistance à travers des postures et des gestes qui font appel à notre mémoire collective. Je souhaitais aussi transmettre l’énergie puissante et fédératrice de la résistance par la danse et le chant, comme un rituel contre l’impuissance.
Pour ce projet, tu as travaillé à partir de plusieurs histoires de résistance qui ont (eu) lieu en Europe de l’Est et sur comment elles agissent sur les corps, et plus particulièrement ton corps. Peux-tu partager certaines des références à partir desquelles tu as travaillé ?
VP : La recherche chorégraphique s’appuie sur des vidéos qui capturent des moments de résistance collective, et plus précisément, des combats pour l’indépendance dans les pays de l’est entre 1991 et 2022. Notamment des vidéos et photos de manifestations du peuple lituanien pour conserver l’indépendance du pays face à la tentative de re-annexion par la Russie en janvier 1991, des vidéos de la révolution de Maïdan en 2014 et des vidéos de la résistance de la ville Mariupol au printemps 2022. J’ai choisi ces images car elles contiennent suffisamment de symboles pour être universelles. J’ai aussi choisi de travailler à partir d’images de résistances, car ces images cristallisent des moments d’inquiétude, de désordre collectif, de rassemblements plus ou moins organisés, et implique un combat, visible ou invisible, entre le pouvoir et le contre-pouvoir. J’ai beaucoup travaillé en studio en me basant sur ces vidéos, en extrayant des gestes de résistance, d’attaque ou de défense, des tensions que je pouvais identifier dans les corps.
Comment as-tu envisagé la transposition de ces gestes « réels » sur scène ?
VP : En décontextualisant les gestes ou les mouvements de ces situations de résistance, ils perdent de leur sens et sont dépourvus d’émotion, ils deviennent « esthétiques » et « chorégraphiques ». Le signifiant et le signifié sont séparés. On ne peut plus supposer la violence et la souffrance présente dans ses images d’origine. Sur le même principe, la bande sonore donne à entendre une voix qui énumère des chiffres. Avec les guerres qui se succèdent, les médias sont devenus des « comptables » de victimes. Pourtant, la souffrance n’est pas quantifiable. Les tentatives de raconter l’indicible et d’objectiver la souffrance pour qu’elle puisse être comprise me semblent souvent sinistre. Je crois qu’il n’y a rien de compréhensible dans la souffrance. Mais c’est pourquoi l’art a le pouvoir d’exprimer l’ineffable. S’il n’est pas possible de représenter la violence de manière objective pour que d’autres puissent la comprendre, cette compréhension ou ce partage empathique peut se faire par le biais de l’art. Connu pour être l’un des principaux représentants de l’expressionnisme abstrait, Mark Rothko était très engagé politiquement même si ses œuvres ne le sont pas ouvertement. Dans un entretien, il confirme d’ailleurs qu’« on peut parler de la guerre sans la représenter ; la violence se matérialise (dans ses peintures) en nuances de rouge ».
L’environnement sonore occupe une place centrale dans la dramaturgie de la pièce. Peux-tu partager l’origine des matériaux sonores à partir desquelles tu as travaillé ? Comment as-tu engagé le travail chorégraphique à partir de ce médium ?
VP : La création sonore signée par Elias Durnez s’inspire des sons de l’inquiétude collective et des mouvements de résistance dans les pays de l’Europe de l’Est, notamment à la résistance lituanienne (1941-1953), appelée Miško broliai – Les frères de la forêt, d’où le titre du spectacle. Dans cette chanson, une femme s’adresse à son amant, un partisan, en faisant référence au moment où il la quitte et part vers la forêt. Sur scène, la voix de la danseuse est démultipliée tel un chant polyphonique, tel un chœur grec (c’est-à-dire un chœur qui a la fonction de témoin ou spectateur) ou encore tel un microphone humain utilisé dans des contextes de protestation. L’environnement sonore donne l’impression d’être au cœur d’un désordre collectif. Le corps réagit et résiste aux stimuli sonores, en dialogue ou en conflit, en se laissant traverser par les voix, tout en les produisant. J’avais envie que le son soit suffisamment puissant pour que le public se sente lui aussi au cœur d’un mouvement collectif.
Relies-tu cette recherche artistique à une pratique militante et politique ? Envisages-tu ton travail comme engagé ?
VP : Oui, je pense la recherche artistique comme une pratique militante et politique, et la performance comme une proposition sociale radicale et subversive, un camouflage pour une remise en cause des modes de présentation et storytelling, des systèmes hiérarchiques et patriarcaux. Je pense qu’il est nécessaire d’avoir des personnes qui, à tour de rôle, prennent l’initiative de contester de façon plus ou moins radicale un système politique, une situation, etc., avant qu’il ne soit trop tard. Récemment, en lisant André Lepecki, j’ai découvert les écrits d’Hannah Arendt, qui fait le constat suivant : « […] nous sommes arrivés dans une situation où nous ne savons pas – du moins pas encore – comment se mouvoir politiquement ». Et Lepecki enchaîne en remarquant que « L’adjectif « politique » défini comme mouvement vers la liberté est un engagement difficile, en constante évolution […] qui doit en outre être appris, répété, nourri et surtout expérimenté, pratiqué et vécu. » Cette pensée me touche dans ma pratique de danseuse et chorégraphe à la recherche de cette même liberté.
Les 17 et 18 septembre, Atelier de Paris / CDCN
Les 5 et 6 octobre, Festival Actoral à Marseille
Les 10 et 11 octobre, Théâtre Alibi à Bastia